Notre contributrice

Maïa Bourreille

Métier / fonction : Fondatrice et Directrice générale chez YOON France
Domaine d’activité : Intégration professionnelle des personnes étrangères ou d’origine étrangère en France.
Vous en un mot : Responsabilité et performance

“On gagne tellement en efficacité à être physiquement en présence des autres. On a inscrit la performance dans notre vision associative. On œuvre pour une société responsable ET performante. Le vivre-ensemble permet la performance et la produit. J’ai voulu accoler les deux mots, par choix. C’était une croyance au début, maintenant c’est vérifié.”

“Je rêve de la possibilité d’être authentique au travail, d’être vraiment soi donc de choisir ce que je vais dévoiler de ma vie personnelle. Notre façon de parler, de nous mouvoir, avec toute la différence et la richesse d’une personnalité dit déjà beaucoup de nous. Osons être nous !”

Donner une chance au temps qui passe

La semaine de quatre jours par exemple force à ralentir ou à repenser les choses avec plus de recul : où est-ce qu’on met l’énergie, qu’est-ce qui est important ? Nous n’avons pas besoin d’organiser des tonnes de réunions pour être efficaces. En même temps, je pense qu’il y a une sorte de temps incompressible et le besoin d’être en relation humainement y compris au travail. Ça me fait rire de voir le retour dans les bureaux après la période “Covid et télétravail”. On passe  par des processus de renormalisation dans l’autre sens. Et on se rend compte qu’on n’est pas forcément plus efficace en télétravail. Il y a une forme d’efficacité à être seul et en retrait, à juste dose. Pour autant, on perd tellement en efficacité à ne pas être physiquement en présence des autres. Il y a tellement plus de choses qui se passent quand le corps est présent. 

Le lien comme source de productivité ? 

En premier on se dit que non car c’est chronophage et qu’on perd du temps, et je suis peut-être une des premières à le ressentir, c’est tellement contradictoire.

Si l’on prend l’exemple des réunions : Il faut se recentrer dans les processus, établir à quoi servent-elles, quel est l’ordre du jour, etc. Mais partager un déjeuner professionnel, vivre une expérience ensemble, prendre le temps d’aller rencontrer un partenaire à deux, même si l’un serait tout à fait suffisamment efficace tout seul. Vivre des expériences ensemble et pouvoir les décortiquer avec ces différentes fonctions, je pense que c’est ultra avantageux en gain de temps. On aligne la vision dans l’instant. 

Il me vient un parallèle entre la recherche de travail et justement, la non connexion humaine au travail. Je ne l’avais encore jamais fait. Dans la recherche de travail, on parle d’absence de réseau pour les personnes étrangères qui est un frein pour trouver un travail. Dit comme ça, tout le monde est d’accord. Parce que je pense que ce dont beaucoup ne se rendent pas compte, c’est à quel point on est sur une courbe exponentielle mais à l’envers, qui descend, de passer de l’absence de réseau à l’isolement social. La solitude devient sanitairement dangereuse et je pense que la bascule se fait en deux mois. Ça veut dire deux mois de recherche de travail où je prends des refus et je rentre structurellement dans la solitude et je n’en parle plus. Plus on plonge profond, plus c’est dur de remonter. Il y a la même chose avec le télétravail. Cela explique pourquoi les entreprises veulent un retour au bureau. A force d’être déconnecté, on en perd vraiment le sens. Si je suis dans le rouage de la machine dans mon entreprise, ce qui était déjà une question avant, je pense qu’elle se pose encore plus quand on est loin les uns des autres. C’est comme si on se rebranchait chaque jour. 

Je peux faire une nuance pour les professions qui sont numériques depuis toujours. Parce que j’ai côtoyé pendant un petit moment, sur les enjeux de partage de ces expériences au travail, une personne qui était branchée sur son casque tout le temps. Elle est connectée avec plein de personnes en permanence. J’ai pris conscience qu’effectivement ce n’était pas un sujet, c’est comme si elle était au bureau. Il faut quand même se connaître, on n’est peut-être pas tous fait pour fonctionner comme ça. En enquête, 99,9% des personnes qui le vivent bien ont extrêmement investi dans leur sphère personnelle et leurs loisirs. 

La réalisation individuelle ne se joue pas dans l’espace professionnel

Et c’est d’ailleurs bon à savoir quand on embauche une profession comme celle-ci, c’est qu’on peut se dire aussi que les geeks sont très ouverts, parlent bien derrière leur écran, mais en société, c’est plus compliqué. Quand on leur parle de réseau professionnel, ils te demandent «  de quoi tu me parles ? » Et ils ne sont pas du tout embêtés. Ils n’ont pas peur du tout du job d’après tellement ils sont demandés sur le marché de travail. En termes de personnalité, ce n’est pas forcément des extravertis. Je caricature, mais j’aime bien ça. 

Les ingénieurs informaticiens peuvent être très communautaires dans leur travail, connectés les uns aux autres, ils se comprennent. C’est comme les gamers, je pense, on est connectés dans le jeu de Fortnite. Et c’est rigolo, parce que chez Yoon, on accompagne des personnes qui ne trouvent pas de travail en France. Qui peuvent être incroyables, mais qui trouvent du travail à l’étranger et ils vont travailler à distance. C’est comme des nomades worker dont l’entreprise est en Allemagne. En accompagnant des personnes vers l’intégration en France, je constate une désocialisation et une perte de sens dans la vie globale des personnes qui sont branchées. D’ailleurs parfois à des horaires différents de ceux de leur vie, de leur corps, et de la vie en général en France. Ils sont complètement schizophrènes ; leur vie est scindée en deux parties. 

En général, ce sont des commerciaux internationaux. Ils ne parlent pas très bien français, ils n’ont pas le temps, à cause de la priorité financière, d’aller faire de la Zumba ou de l’associatif.

Pas d’inclusion professionnelle sans inclusion sociale

La réussite et la recherche d’emploi, en France, c’est 50 % de temps de travail sur sa recherche de travail et 50 % de son temps et de son énergie à y réfléchir. Réfléchir, c’est déjà agir.

Dans le 50-50, on retrouve le fait de prendre soin de soi, de sa vie privée, de sa famille, qu’elle soit ici ou ailleurs. Il faut téléphoner, il faut faire des visios, il faut organiser la réunion annuelle et il faut aller occuper son corps : marcher, faire du sport, occuper son esprit, découvrir son territoire. C’est essentiel. Dans notre jargon, cela s’appelle les freins périphériques à l’emploi. C’est trouver son hébergement, passer son permis de conduire, là on voit mieux les liens avec le travail. Mais c’est hyper important et ce n’est pas les uns après les autres. On dit parfois le logement d’abord puis l’emploi après, je n’y crois pas, cela dépend des personnes. 

Voila ce que je dis à nos adhérents :  « Ne soyez pas juste là pour cocher un contrat et des heures, parce qu’en fait, on n’y croit pas, ni pour vous, ni pour votre employeur.» Ce n’est pas performant au sens des performances humaines, sociales et économiques. On a inscrit la performance dans notre vision associative. On œuvre pour une société responsable ET performante. Là où le vivre-ensemble la permet et la produit.

On analyse la responsabilité autrement. Mais j’ai voulu accoler les deux mots, vraiment par choix. C’était plus une croyance, maintenant je jure que c’est vérifié. Quelqu’un qui est au bon endroit et qui est correctement accueilli, intégré avec tout son catalogue professionnel et personnel, c’est quelqu’un d’ultra performant. Déjà les étrangers sont prêts à tout donner pour bosser chez vous. Souvent, on se rend compte que les jeunes étrangers dans les missions locales et dans les contrats de formation professionnelle sont les plus motivés. Et que c’est eux qui redonnent le goût du travail et de la performance. 

Définir ses critères pour pouvoir les atteindre

Quand j’ai démarré Yoon il n’y avait rien, si ce n’est une espèce d’illumination ressentie dans mon salon. Et j’ai toujours dit que j’ai été dégoûté de la création d’entreprise par l’école de commerce. Mais l’idée de Yoon m’est venue en 20 minutes dans mon salon, et ça a été fulgurant. Il y a un truc à créer, mais qui va créer ça ? Ce n’était pas prévu, ça m’a pris à la gorge. Pour faire redescendre un peu la barre que je commençais déjà à mettre hyper haute, je me suis fixé l’objectif d’accompagner plus d’une personne correctement. Que la personne trouve un travail qui lui plaît et, au passage, qu’elle n’ait pas perdu 10 000 neurones, son corps et qu’elle décide d’elle-même du chemin pour y arriver. Avec ça je pouvais être contente. 

Il y a eu très vite la volonté de mettre les moyens pour accompagner les personnes pour ne pas les essorer. On les appelle les copilotes, voire des tuteurs, des mentors, des parents. J’ai constaté une frustration et une fatigue des personnes qui donnent tout une fois. Si tu arrives à les réengager au moins une fois c’est gagné. On a dépassé ces petits objectifs depuis longtemps, mais c’est encore un émerveillement pour moi aujourd’hui. Doser et ne pas mettre un objectif trop haut, mais suffisant pour éclairer la route c’est vraiment gagnant.

Réussir individuellement pour fédérer un collectif

Dès le départ, c’est un projet éminemment collectif. Je ne le considère que comme ça. Tout de suite, je me suis dit qu’il me fallait des coachs, des formateurs en français où est-ce que tu les trouves ? Et ça a démarré très vite avec ces professionnels. L’ingénierie pédagogique, pas par une communauté de citoyens engagés, de militants sur le droit des étrangers, pas du tout. Nous, c’est vraiment une approche pédagogique. J’ai cherché des pros. Aujourd’hui, on est à 50 personnes accompagnées, et 1005 conseillées. On décline plein de services au-delà de l’accompagnement pur. On a mis d’autres choses autour pour faire plus d’impact, pour engager, parce que tout le monde n’a pas besoin d’un accompagnement de six mois non plus. On accompagne, on est en intervention chirurgicale là où il y a besoin sinon on se retire.

La fragile réussite

Même si tout devait s’arrêter demain, on bénéficie vraiment d’une image de qualité. Peu importe la personne qui nous découvre, que ce soit un citoyen lambda avec de la formation professionnelle ou une entreprise, Yoon est un acteur de qualité et de confiance. Et c’est génial. Mais je t’avoue que ça ne me suffit pas trop, parce que c’est beau mais ce qui est intéressant c’est l’impact et combien de personnes trouvent un travail à la hauteur de leurs ambitions, combien d’entreprises changent leur process de recrutement pour accueillir la différence, la fragilité… J’écoutais une bénévole qui s’engage sur des ateliers et elle me disait : “C’est dingue, on hallucine de voir le potentiel inexploité de ces personnes étrangères en France.” Je ne pensais pas, honnêtement, qu’il y aurait autant de valeurs. Ça veut dire autant de valeurs intrinsèques au travail. Vraiment, dans ce qui intéresse les entreprises, le business, le potentiel des gens est tellement sous-estimé. Quand on les met en confiance, quand on est bienveillant avec eux, quand on les accueille comme un frère, sans aller sur la tape sur l’épaule, quand on ne les met pas en situation d’examen et de tests sur les défaut et les qualités. On découvre des potentiels extraordinaires.

Le temps, facteur d’inclusion

On nous demande souvent notre différence avec France Travail :  On prend le temps. “Et vous êtes un peu Pôle emploi pour les étrangers ? Quelle est la valeur ajoutée par rapport à d’autres acteurs?” Nous, on a décidé de prendre le temps. Donc, c’est ça, la période d’ajustement. On a pu voir des associations ouvertes à tous vents : c’est inefficace, on est fatigué au bout d’une heure de rendez-vous dans une langue étrangère, on est fatigué d’avoir travaillé pendant une heure son CV. Ce temps on l’organise pour que la personne puisse continuer à vivre, qu’elle puisse séparer travail et maison, articuler sa vie pro et vie perso. C’est le temps accordé à son horloge biologique. On accompagne maintenant des managers, des entreprises qui redéfinissent leurs processus RH et je mets tellement la notion d’humain au centre. Par souci d’efficacité, d’optimisation, on est embarqué par la digitalisation du monde, la numérisation, l’intelligence artificielle va nous faire passer un autre cap. Plus on en passe, plus il faut ralentir et faire en sorte que le corps humain ne soit pas poussé dans ses retranchements. C’est pour des recrutements inclusifs que je dis ça. Ce qui est génial, c’est que ça ne sert pas que l’étranger mais aussi le manager qui n’en peut plus et qui va avoir son temps individuel augmentée. On n’a peut-être pas traité dix points ou quinze mais la qualité se verra dans la fréquence et la qualité de ces rendez-vous, pas forcément dans la quantité d’éléments traités à l’intérieur. La variable de base, au tout début, ce sont les humains. 

Sortir de la logique d’urgence

Il faut sortir des logiques d’urgence. Pour moi, ça devient un verbatim. On prend en compte les freins périphériques globaux. On va demander si elle a trouvé un repas, on va vérifier ça, sinon mettre en lien, orienter, on va vérifier, on va appuyer fortement : “Vas-y, tu as le droit, c’est pour toi, on a vérifié, c’est des amis”. Les personnes sont en général autonomes. On leur dit que c’est important d’avoir quand même un endroit à soi, pour autant tu viens pour le travail, c’est volontaire, on va parler travail ensemble, même si tu dors dans la rue. Pour ces personnes, on va essayer de sortir de cette logique d’urgence.

Jouer avec différentes échelles de temps

Comment on met une pièce aux trois niveaux: maintenant, juste demain et dans cinq ans. Ces visions se travaillent en corrélation. Il ne faut pas lâcher. Par exemple, on parlait de mon jonglage, il se trouve qu’aujourd’hui j’ai un salarié malade et qu’en atelier, j’ai un doublon avec deux bénévoles et une volontaire donc trois bénévoles. Ils finissent l’atelier et me demandent des formulaires : je suis là pour eux, j’arrête ce que j’étais en train de faire, je déjeune avec elles même si j’aurais pu manger en une demi-heure. Le maintenant va tellement influencer le lendemain et le futur. J’ai beaucoup de mal avec le prévisionnel, je n’arrive pas à fonctionner, avec des objectifs, parce que je n’y crois pas. Tant que ce n’est pas là, ça n’existe pas. 

Je n’ai pas fait ça pour l’argent, même si un peu plus ce serait bien. Ce n’est pas un secret que dans le monde associatif il y a peu de moyens financiers. On est sous payés par rapport à ce qu’on produit. Dans n’importe quelle autre boîte, on hallucinerait.

Trouver un modèle économique viable pour mes convictions

C’est surtout les financements qui nous permettent de vivre, au démarrage c’est un peu des subventions publiques. Et nous sommes tellement dans les logiques de remplissage Excel avant de nous donner des moyens d’agir en confiance. C’est insupportable ! C’est toute la chaîne de financement qui est concernée. Et les premières de cette chaîne, aujourd’hui, ce sont les fondations. Alors bien sûr c’est génial, les engouements citoyens, les entreprises qui s’engagent. Il faut encore continuer. Pour autant, on entend encore beaucoup trop dans les fondations d’entreprises : “Non, nous, on finance que du matériel ou sur facture”. Alors que chez nous, il y a des humains, le salariat, le volontariat. Du salariat, c’est des salaires. C’est ça qui fait tourner la boutique. On ne peut pas mettre des bénévoles à tous les postes.

Ce que l’on demande pour Yoon aujourd’hui ce sont des financements non contraignants, pas ciblés sur un public. Aujourd’hui, on nous demande d’aider les QPV (quartiers prioritaires de la ville, NDLR) des moins de 25 ans, de la région Rhône-Alpes. C’est insupportable ! C’est de la discrimination sur l’adresse. Nous, on a un réfugié, qui réside dans le quartier riche, il ne rentre pas dans la ligne des bénéficiaires du financement que vous ciblez en reporting. Yoon s’est créée sur la colère autour d’une personne en recherche de travail qui m’a dit : “Mais je sais très bien qu’elle me relance la dame de l’association qui aide les femmes, parce que si je viens, elle coche une case, ainsi que celles de son reporting à son financeur mais qu’en fait elle s’en fiche de moi.” 

L’enjeu, c’est faire sortir l’entreprise mécène de cette logique de retour sur investissement. Et là, on est sur une vraie posture philosophique. 

La qualité d’être au travail efface les difficultés administratives

On accompagne tout le monde de la même manière vers le travail. Aujourd’hui, les belles histoires des personnes sans-papiers, ce sont celles qui ont osées, en croyant en elles et en leurs valeurs professionnelles en proposant une façon d’être au travail. Et c’est tellement incroyable, et c’est tellement une évidence pour l’employeur collaborateur, qui pourrait me recommander : “Attends, j’ai Mohammed en face de moi. Il est incroyable ! Par contre, il n’a pas de papiers. Est-ce qu’on peut prendre le temps de regarder ce qu’on pourrait faire ?” 

C’est cela qui se passe, des belles histoires de régularisation par le travail. C’est toujours ça. Un employeur qui décide de prendre du temps sur cette démarche administrative insupportable qui ne va pas vers plus de simplification. Mais les retours sur investissement humain sont tellement incroyables dans les yeux des patrons, des collaborateurs, de la personne aussi. Il ne faut pas le faire dans un objectif de sauveur, il faut aussi cocher sa case utilitariste. C’est le pire cadeau que vous puissiez faire : embaucher quelqu’un juste pour le sauver. Parce qu’en fait, au bout de deux mois, vous allez commencer à le détester. Vous n’allez pas oser lui dire car quand même le pauvre, il va être frustré, il ne va pas comprendre, vous allez envoyer tous les mauvais signaux en communication non verbale.

Eduquer les entreprises

On conseille énormément les entreprises pour démystifier et leur permettre de voir d’abord les compétences avant la complexité administrative. Pour leur donner confiance, pour donner envie de faire plus… 

Aujourd’hui, l’entreprise a intérêt à ne pas cibler et beaucoup sans le savoir emploient des personnes en situation irrégulière, tous les secteurs sont concernés, tellement il y a des sociétés-écrans, l’intérim est un système écran où le Btp est organisé en petites et moyennes structures pour que les grosses puissent employer soi-disant proprement. Et ce que je dis n’est même pas militant, c’est de notoriété publique. Donc tout le monde est concerné. Les financements non contraignants, c’est tout ça, c’est “décider que je questionne le pourquoi d’une structure. Et je fais confiance pour qu’ils gèrent du mieux possible. C’est j’arrête de vouloir tout contrôler.” Je vois des dérives où il est dit qu’avec votre don de 15 €, vous soutenez des cours de français de cinq personnes pendant une année. Ça, c’est faux, il y a forcément un bug dans la matrice. Ou “achetez des parapluies, sauvez des réfugiés”. Non, c’est plus compliqué que ça. 

Tout travail mérite salaire

Le premier plaidoyer qu’on a fait en interne et auprès des financeurs : je refuse les bénévoles en enseignement du FLE. On en a mais non je veux qu’on puisse vous payer, qu’on puisse toujours se regarder dans la glace et qu’on rémunère le travail quand on en attend de la qualité. 

Être vrai au travail pour pouvoir jouer des rôles

Je rêve d’une possibilité d’être authentique au travail, d’être vraiment soi donc dévoiler un peu sa vie personnelle mais pas forcément. Dans sa façon de parler, de se mouvoir, avec toute la différence et richesse d’une personnalité. Oser son caractère, sa façon d’être en conscience de celle des autres, qu’on est imbriqué, on forme un tout supérieur. Des équipes diversifiées sont performantes. Bref cette façon d’être authentique, sans jugement, en accueillant l’autre dans toutes ses différences et dans le non jugement qui va avec. 

Et en même temps nous avons aussi le droit à la vie privée. Je crois beaucoup à ça, quand même. Pour se préserver, c’est compliqué de tout fusionner. On parle souvent dans les formations ouvertes chez Yoon ou ailleurs, du fait qu’on joue tous un rôle au travail. Parfois, je dis qu’il y a des acteurs du social qui sont tellement énormes, qui font tout : ils accompagnent sur le logement, sur l’accès au droit, sur l’accès au travail, sur les loisirs et sur la santé. Ça empêche les bénéficiaires de pouvoir jouer des rôles. C’est-à-dire que « toi, tu me parles de travail, tu ne connais pas mes problématiques de linge sale et de promiscuité dans ma chambre que je partage avec mes cinq enfants. Je ne veux pas que tu me regardes avec ce regard misérable. J’ai besoin que tu ne saches pas tout.»

Je préfère qu’on sache jouer ces rôles-là. Pour ensuite, un jour, s’en défaire. « Tu sais quand on s’est rencontré, je dormais dans la rue et ça y’est depuis j’ai trouvé mon logement. »

Travailler dans l’associatif : entre précarité et alignement avec mes valeurs

Pour le contexte, je suis dans la sphère entrepreneure sociale, en plus dans une association, sans argent de base, pas de fonds d’investissement au démarrage. Pour aller chercher les premiers sous, il faut donner gratuitement. Dans tous les cas, les modèles de développement des associations sont des impensés du système. Parfois, je dis même merci à Pôle emploi, c’est le meilleur levier de création d’association car j’ai bénéficié, et je n’ai pas peur de le dire, de mon chômage. Et quand il y avait vraiment un trou dans la trésorerie on a fait un licenciement économique de moi-même et je suis resté bénévole , je suis redevenu revenu allocataire du chômage et j’ai continué de travailler pour cette association. Si cela avait été une entreprise, c’était la clé sous la porte. C’est cela que je trouve assez excellent dans les modèles des associations ou des sociétés à but non lucratif ou hybride.

Travailler dans l’associatif c’est un travail ET un engagement. Dès la création, quand tu me demandes quelle est ma fonction, la réponse est, je ne suis surtout pas présidente. Ça a été posé dès le départ, j’avais roulé ma bosse dans l’associatif et il y a des présidents qui sont indemnisés, mais je n’avais pas du tout envie d’entrer dans cette logique. J’étais une faiseuse, je voulais absolument être dans l’opérationnel, dans le développement avant tout. Je savais que je voulais en vivre, pour ne pas accumuler la frustration à travailler bénévolement. Quand c’est dur, quand on s’adresse à un sujet complexe, et d’abord d’intérêt général, ce que fait Yoon en conseillant des personnes étrangères, ça concerne des précaires, les citoyens sur le vivre ensemble et les entreprises sur le travail. Pour moi, le modèle associatif était une évidence, pour ne pas être jugé comme on a été vu au démarrage où on nous disait qu’ou voulait faire de l’argent sur le dos des pauvres et des précaires en leur vendant des choses.

Être salariée donne de la valeur à mon travail

C’était aussi pour ne pas se poser de question. Tous les jours, je fais un travail et c’est entendu comme tel, je suis payé pour, je ne sauve personne, on ne m’exploite pas. J’ai un conseil d’administration et je suis dans un cadre de règles qui me protège aussi. 

Je savais que j’allais tout donner, que c’est un engagement qui est à la fois dans une suite de vie personnelle mais aussi professionnelle. Je savais que j’allais vraiment travailler. Ce n’était pas du tout un petit projet, histoire de voir le temps passer. J’ai trop vu de bénévolat mal placé. Je suis absolument pour le bénévolat intéressé. Ça me fait du bien tous les jours de me lever pour des gens qui ont des besoins.

C’est “m’auto-contraindre” et en même temps, valoriser un travail et le structurer comme tel. Ça amène tout le monde, toute l’équipe autour, à me considérer comme travailleuse et pas comme une bénévole bien inspirée. 

Donner les clés pour décider de la place que je veux donner au travail dans ma vie privée

Je peux parler pour moi, mais je peux aussi parler sur ce qu’on transmet à travers Yoon aux personnes étrangères, parfois en grande situation de précarité qui n’ont pas forcément les codes de la société du travail en France. J’aime bien donner des contextes et les pouvoirs d’agir pour qu’on se sente armé pour répondre à cette question et pour choisir qui on veut être. Est-ce que je vais être quelqu’un qui va tout fusionner entre la vie pro et la vie perso ? Et j’en assumerai les conséquences qui peuvent être à la fois positives et négatives? Est-ce que j’en ai conscience et est-ce que je l’ai choisi, est-ce que je maîtrise ce que je choisis ? Je peux tout fusionner ou tout séparer, ou je vais y aller petit à petit. Et pour des gens peu expérimentés, peu habitués, avec une aura de personnalité publique qui va dans tout emporter sur son passage, comme peut être des écrivains et d’autres. Ces derniers racontent d’eux même dans leurs livres que cela fait longtemps qu’ils ont lâché le privé. À part ces personnes , je préconise de d’abord séparer pour petit à petit mélanger. On ne peut pas revenir en arrière. Une fois que tu as mélangé le perso au pro, tu ne peux plus tellement te retirer. 

Nous sommes dans une aire où les femmes assument leurs contraintes maternelles. Par exemple, j’ai fait, pas très loin d’ici, en été, un départ de salarié ou de volontaire et normalement mes enfants sortent de l’école à peu près à la même heure. Est-ce que ça dérange quelqu’un qu’ils jouent sur la place devant tout le monde ? Et non, ils savent se tenir, c’était sympa. 

J’ai fait ça à l’époque où Yoon était encore petit. Aujourd’hui, je ne le ferais plus, parce que Yoon est devenu trop gros, que je ne peux plus à la fois les protéger eux, ni être autant disponible pour eux que pour les autres. Et quand je suis au travail, je représente Yoon. Et cela tant que je ne serai pas détachée de mes fonctions de représentation. On peut imaginer, par exemple, un apéro qu’on organise tous les mois. Ce n’est pas moi la référente-organisatrice, quand on a bien délimité qui fait quoi et que je ne me charge de rien, si ce n’est de boire un coup, parler à qui je veux… Éventuellement, je pourrais ramener mes enfants. Mais ce temps n’est pas encore arrivé.

Le regard de ma famille sur mes choix professionnels

Ma famille déteste mon travail. Elle est à la fois admirative et fière et à la fois regrette que cela prenne beaucoup trop de place à la maison. Quand il y a mon ordinateur ouvert le soir, quand je pars travailler après le dîner, je n’en ai plus le droit en fait. Ça fait sept ans que je suis dans cette aventure, depuis un an, j’ai pris l’engagement de ne plus jamais ouvrir mon ordinateur après 21 heures. Et c’était très fort comme décision. J’ai quasiment tenu, parfois je retombe, c’est comme une drogue. En m’écoutant parler je le sens comme ça. Au moins ça m’a autorisé à le dire, et de plus en plus. Et maintenant je me fais féliciter par mon CA quand je dis que je n’ai pas travaillé ce weekend. Ils sont contents pour moi, mais quand même, ils auraient aimé voire que ça avance un peu plus sur le dossier. Donc, ils se sont habitués aussi à la masse de travail que je pouvais faire. Et quand je leur mets le nez dedans et que ce n’est pas fait… Et à la fois je culpabilise de ne pas avoir bien fait mon travail et en même temps… Je vais avoir mon premier entretien annuel en sept ans pour définir ma fiche de poste qui passera de “fait tout” à « mes objectifs ». Je suis contente de ça. Alors ça fait un peu peur parce que je vais à la fois avoir moins de liberté et en même temps, ça va avec les sept ans qui passent, je refuse de tout faire, de me recentrer sur des choses qui m’intéressent de plus en plus. 

Si on faisait une interview des gens autour de moi, ils diraient que je frôle le burn-out depuis quatre ans. Je ne tombe pas car je me sens résiliente.

L’équilibre à trouver pour construire son image d’entrepreneure

J’ai dévoilé beaucoup d’événements personnels à des journalistes par exemple et je me les suis pris en boomerang. Ils n’ont pas respecté ma parole, ils ont transformé mon propos. J’ai appris à ne plus dire certaines choses, les réserver à ma sphère privée. Et j’ai aussi découvert que ça ne me manquait pas, que j’avais tellement d’arguments pour ce que je faisais, tellement de légitimité, que je n’avais pas besoin de tout dire au début. Je suis contente de pouvoir les dire à certaines personnes, justement, qui se sont engagées, qui ont fait confiance : “Mais on n’est pas obligé de tout dire, jamais en fait”. Et beaucoup l’ont bien compris. J’ai la même réflexion pour moi, pour les entrepreneurs sociaux, pour tout le monde. 

Au début de Yoon, on cherchait un partenaire, un associé et on faisait des speed meeting, je cherchais des amis. Je cherchais des gens avec qui je voulais vraiment travailler, avec qui je m’entendais bien. C’était vraiment une quête au début, c’était fini de devoir supporter une équipe qui n’est pas la mienne et je la choisis aussi pour m’éclater au travail. Il y avait un peu de ça. J’en suis revenue et je ne cherche plus du tout d’amis. Par contre, je cherche vraiment des travailleurs à mes côtés, engagés. Et peut-être qu’un jour, il est possible que nous ayons beaucoup d’atomes crochus. 

Et il y a tellement de richesse humaine dans ce qu’on fait que je suis aussi nourrie par ça. Cela permet aussi le soir de décrocher des uns et des autres. C’est tellement engageant humainement ce qu’on fait que je ne sais pas si ce serait bon que tout le monde soit pote au travail. Émotionnellement, être capable d’avoir un peu de distance car on s’engage tellement dans ce qu’on fait que c’est bien quand c’est un peu léger aussi. A la base, c’est mon projet. Je peux me dédier corps et âme si je veux et c’est ma responsabilité, mais a priori ce n’est pas très durable. Par contre, je ne peux pas en demander autant à des salariés. Tout engagés qu’ils soient, on a besoin de respiration et de légèreté.

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