Notre contributrice

Émilie Saderne

Métier / fonction : Consultante sénior / Développement de projets
Domaine d’activité : Organisations des soins primaires sur les territoires
Vous en un mot : Accès aux soins

“La parentalité est un impensé du travail. J’ai fait un petit calcul, où je me suis aperçue que mon conjoint et moi allions passer 25 ans de notre vie professionnelle à élever des enfants. Et qu’on faisait un peu comme si ça n’existait pas.”

“En repensant les équilibres entre les droits des employeurs et les droits des salariés, la notion de parentalité et au-delà, l’idée que l’individu est autre chose qu’un travailleur, devraient occuper plus d’espace dans la vie professionnelle.”

“Il faut questionner les millefeuilles hiérarchiques et la souffrance des gens qui sont coincés à l’intérieur. Et non pas un commandement, une vision, un leadership.

Un rythme inadapté à l’éducation d’enfants

Auparavant, j’étais salariée, j’avais des enfants, je n’ai jamais été satisfaite de la situation. Du fait d’horaires de travail qui ne correspondent pas au rythme des enfants, aux horaires dont ils ont besoin. Un éternel dilemme entre un investissement, des responsabilités au niveau professionnel que j’avais en tant que cadre dans la fonction publique territoriale et le fait d’avoir une vie de famille, de pouvoir élever des enfants. Un symbole de ça, pour moi, c’est le coup de fil de 18 heures quotidien avec mon conjoint pour savoir qui va chercher les enfants à l’école, dont je suis la principale instigatrice. Et qui m’a toujours stoppé dans ce que j’étais en train de faire, qui n’était pas confortable dans le fait que j’ai à faire des compromis au travail, etc. Ce n’était pas adapté.

Une longue partie de notre vie professionnelle passée aussi à s’occuper des enfants

J’ai choisi d’avoir des enfants. Je raisonne pour moi, il s’agit uniquement de mon humble expérience. Néanmoins, c’est une expérience qui raisonne avec celle d’une majorité de Français dans ma tranche d’âge et même au-delà. J’ai fait un petit calcul récemment, je me suis aperçu que mon conjoint et moi allions passer 25 ans de notre vie professionnelle à élever des enfants, donc la majorité de notre temps professionnel. On fait un peu comme si ça n’existait pas. Il n’y a pas vraiment de place prévue pour conjuguer les deux dans le monde du travail, en tout cas pas de façon équitable entre les hommes et les femmes, les papas et les mamans et les co-parents. Ça reste quand même un impensé qui pèse lourd et qui est contraignant, difficile à vivre au quotidien.

Un compromis qui touche davantage les femmes

Je n’ai pas envie de trop genrer les choses. Néanmoins, il se trouve que c’est c’est la réalité : ce compromis permanent, cette situation un peu insatisfaisante est quand même beaucoup du côté des femmes. Parce que, dans la culture de notre société, et ça dépasse les choix individuels, on imagine que ce sont les femmes qui vont avoir la charge des enfants et qui vont devoir faire des compromis avec leur situation professionnelle. Les hommes ne raisonnent pas comme ça encore aujourd’hui, et les employeurs, des hommes et des femmes, raisonnent également comme ça, de façon genrée. On va proposer à des femmes de partir tôt, au détriment d’une évolution professionnelle et de prises de responsabilité, de partir tôt le soir pour pouvoir gérer la vie de famille, là où ça ne rentre même pas dans l’équation pour les hommes. J’ai eu cette impression, dans mon expérience et qui visiblement se retrouve aussi dans ce que j’ai pu lire, d’une approche un peu sociale

Arrêter de genrer les attentes des dirigeants

Une femme qui part à 17 h 30, c’est ok mais un mec qui veut partir à 17 h 30, il va subir une pression. Et je l’ai vécu dans ma vie, les encadrants de mon conjoint, même les encadrantes femmes, lui ont dit textuellement : “Tu ne veux pas prendre une babysitter?”. Et cela quand il demandait à partir pour un enfant malade ou pour une contrainte le soir. A ce moment, l’employeur se dit qu’il ne peut pas se permettre de dire ça à une femme. Il n’a pas le droit de le faire. Et il va y réfléchir à deux fois.

Gérer cette inquiétude permanente et arrêter de faire comme si elle n’existait pas

J’ai été très inquiète vis-à-vis de ça tout le temps où je n’avais pas trouvé la solution. Comme maintenant je l’ai trouvé, tout va mieux. En tant que femme cadre, je pense qu’on rajoute une petite couche où je voulais justement faire comme si ça n’existait pas d’être d’être mère. Dans ma vie professionnelle, je faisais un peu comme si ça n’existait pas, parce que j’avais peur de me faire embêter avec ça. C’était de l’autocensure, je n’avais pas envie de passer pour la fille qui n’est pas disponible pour son boulot parce qu’elle a des enfants. Je me suis auto censurée avec ça pendant longtemps.

Réinterroger notre présence « effective » au travail

Tout ça nous amène aussi au sens du travail, parce que j’ai toujours eu des difficultés avec la notion de présentéisme. Quand on est cadre, il y a quand même la notion d’exemplarité et de disponibilité sur la période où il se passe des choses, pour résoudre des problèmes, répondre à des questions, etc. Néanmoins, le compromis avec le fait d’avoir un vrai problème, potentiellement d’organisation familiale qui se confronte effectivement à cette rigidité du présentéisme, ça m’a toujours posé problème. C’est un métier où on n’a pas forcément d’horaires en présence d’un public. On ne va pas rendre un service directement à des gens, et je souffrais de cette idée de devoir faire du présentéisme, en ayant cette difficulté à m’organiser par ailleurs. 

Maintenant que je suis indépendante, je ne me pose plus jamais la question du sens. Je n’ai plus jamais l’impression d’être là et de ne servir à rien. J’ai vraiment une notion d’utilité, que le temps que je consacre au travail est toujours utile, il va toujours servir à quelque chose, à quelqu’un. En même temps, il y a beaucoup plus de souplesse en termes d’horaires, d’organisation parce que je peux être présente pour mes enfants. La conjugaison vie familiale, vie professionnelle se fait beaucoup mieux.

Jusqu’où assumer ma vie pro dans ma sphère perso ?

Je vais être assez honnête avec ça. Je ne rentre pas dans le détail parce que, comme je n’ai pas de comptes à rendre, je n’ai pas à justifier une indisponibilité quand le petit dernier est malade par exemple. Effectivement, je ne vais pas associer mon indisponibilité au fait d’avoir à m’occuper de mes enfants aujourd’hui, parce que je suis toujours quand même un peu dans cette idée que je ne vais pas mettre le pied dans le piège de la femme qu’on associe à une mère dans le cadre professionnel. Je n’y arrive pas. C’est peut être bête, mais je ne le fais pas. J’ai l’impression que ce n’est pas dans mon intérêt de le faire.

Faire une place à la parentalité dans le travail

D’un côté, c’est en amont que ça se passe, c’est-à-dire sur l’évolution de la société, sur la répartition des rôles parentaux entre les hommes et les femmes. Déjà que ça se joue à partir du moment où tout le monde est confronté à cette problématique, que ce soit des hommes ou des femmes, inévitablement, ça devrait s’intégrer davantage dans les organisations du travail. Plus spécifiquement, on parlait de ne pas être disponible pour s’occuper des enfants et compagnie, il se trouve que ça aussi a évolué dans ma vie de coparent. Mon conjoint, avec le temps et avec beaucoup d’échanges sur le sujet, a beaucoup évolué. Maintenant, il a compris, il s’est vraiment approprié la problématique. Mais la société, son éducation, tout était prévu dans sa posture professionnelle pour considérer que son travail était plus important que le mien et que, de toute façon, c’était sur moi qu’il fallait compter s’il y avait un problème. Ce qui n’était pas une évidence pour moi. Au début, j’ai mis beaucoup de temps à comprendre que c’était possible qu’une personne résonne comme ça. Mais ce n’est pas seulement lui, c’est tout le monde qui résonne comme ça.

Mieux concilier le droit du travail avec les priorités actuelles

Tout ça m’a aussi amené à penser que le contrat de travail salarial, le droit du travail salarial ont été beaucoup développés. Et ils sont hérités du début du XXe siècle, avec les grands combats syndicaux autour de la durée légale du travail, des congés payés, du CDI… Mais je me dis qu’au XXIe siècle, on pourrait quand même essayer aussi de continuer un peu à faire évoluer ça, parce que c’est quand même pas tout à fait abouti, cette histoire-là. Une fois qu’on a dit qu’on donnait son temps 35 heures par semaine à un employeur sur un CDI par exemple, ce qui permet d’avoir un emprunt à la banque. On donne quand même 35 heures de son intégrité physique et morale à quelqu’un et ce n’est peut être pas tout à fait terminé de repenser les équilibres entre les droits des employeurs et les droits des salariés et la notion de parentalité devrait pouvoir s’intégrer à tout ça.

Actualiser les évolutions sociétales avec le monde du travail

Je suis tout à fait d’accord avec ça, et je pense que c’est en chemin. En France, si on doit comparer avec d’autres voisins, on a quand même cette culture ancienne des femmes au travail. Il y a des cultures ou ce n’est pas le cas. Lorsque des gens ont des enfants, une question se pose : qui arrête de travailler? Dans la majorité des cas, ce sont les femmes. Mais dans notre société du monde professionnel français, il y a quand même cette culture des femmes actives. Et par contre jusqu’ici, parce qu’il y a eu la lutte pour l’égalité au travail, parce qu’il y a les luttes des années 60, 70, sur la liberté des femmes, la liberté de travailler, l’autonomie financière, on est resté un petit peu bloqué dans l’idée qu’on allait faire comme si ça n’existait pas d’être parent au travail. Et j’ai tendance à penser que ça va évoluer. Ça se conjugue aussi avec l’idée qu’on ne s’intéresse pas à l’intimité. La vie de famille, c’est la vie de famille. C’est autre chose dans l’histoire sociale récente et on est en train de le changer. Aussi, sur le sujet des violences intrafamiliales. On commence à se dire que la société fonctionne aussi comme ça et que c’est quand même aussi problématique, tout en conservant des libertés individuelles. Je pense que cette évolution y participe. Ce qui tombait sous le sens avant doit aujourd’hui être rediscuté.

Le rôle valorisant du consultant en tant qu’expert

Cela nous ramène sur le fait de travailler comme indépendante. Comme tu disais, tout le monde ne peut pas l’être. Et il y a une notion de précarité dans le fait d’être indépendant comme dans celui d’être un chef d’entreprise. Je ne sais pas si je l’aurais fait si mon conjoint n’avait pas été en CDI, bien sûr. Mais au-delà de la souplesse aussi avec la vie de famille, là où je me sens aussi à ma place en tant qu’indépendante c’est sur le fait de pas être dans un rapport hiérarchique avec mes interlocuteurs, ni en dessous, ni au-dessus. Je suis dans un rapport vraiment d’expert, de consultant. J’apporte ma pierre à l’édifice, un peu comme un ingénieur. Je trouve ça très agréable comme rapport au travail. On ne se concentre pas sur la manière de faire et sur le cadre de travail, on se concentre sur notre projet, sur ce qu’on apporte et ce qu’on fait.

Il est difficile de trouver sa place en tant que chef

Pour retrouver le sens du travail j’ai d’abord évacué tous les trucs qui m’interrogeaient, les règles que je ne comprenais pas : le présentéisme, les liens hiérarchiques et les positionnements. Parce qu’il y a aussi une culture de la hiérarchie à la française, je ne veux pas paraître méchante mais on a cette culture du petit chef, où les gens se questionnent. Ils se demandent quel est leur rôle. Ils se questionnent : “Je suis chef pour contrôler, je suis chef pour dominer ?” Ça me posait beaucoup de questions, j’essayais de trouver la bonne place en tant que cadre. Et ce n’était pas évident, je pense, parce que c’est une place qu’on ne te laisse pas forcément prendre dans ton environnement de travail.  J’avais quand même l’impression que c’était un peu mission impossible. Je dirais que, naturellement, peut-être dans les rapports sociaux, on aurait tendance à s’auto ajuster et le principe d’une ligne hiérarchique, d’une chaîne de commandement, c’est qu’on ne raisonne pas comme ça.

Les environnements dans lesquels j’ai été chef avaient des organigrammes. Il faut les respecter et ils sont complexes dans les collectivités territoriales. Mais on essaie quand même de faire un peu autrement sur le terrain et des fois, ça marche. C’est un peu au petit bonheur la chance. Et c’est très solitaire. L’expérience que j’ai eu à travers les années, c’est que c’est un exercice assez solitaire. C’est difficile.

Réorganiser les millefeuilles hiérarchiques

Je pense que ce qu’il faut questionner, ce sont les millefeuilles. Et non pas un commandement, une vision, un leadership. Ce qu’il faut questionner, c’est le millefeuille et la souffrance des gens qui sont coincés à l’intérieur. La complexité des organisations hiérarchiques demande à être questionnée. Quand il y a un gars en poste pour coordonner, s’assurer d’une vision commune, de la prise de risque, la prise de responsabilité, animer une équipe qui va être dans l’opérationnel autour de tous ces enjeux, ok. Mais quand il y a dix couches entre lui et l’équipe d’opérateurs comment ça se passe ?

Ne pas confondre loyauté et aliénation

Parce que dans l’exemple du contrat de travail, je vois pas mal d’aliénation. C’est-à-dire que je donne tout, mon intégrité morale, mon intégrité physique et mon temps à quelqu’un qui peut en faire ce qu’il veut. C’est trop. La notion de loyauté est moins tangible et ça se démontre. On ne peut préjuger de la loyauté. Par rapport à mon expérience professionnelle, il y a des gens qui me missionnent, donc la fédération des centres de santé, la fabrique des centres de santé, effectivement, il y a une demande de loyauté mais elle a été testée avant. Parce que c’est un milieu très légitimiste, et pour m’investir de cette mission de chef de projet, de consultant, j’ai dû montrer patte blanche avant.

La confiance comme contrat

J’adore cette idée. Je joue à la loterie parce qu’effectivement il n’y a pas de contrat de travail quand j’agis en tant que consultante, mais la confiance qui est instaurée dans le temps, les bons résultats et des rapports de gré à gré, d’auto ajustement, c’est très agréable, j’aime bien. Je parle des gens qui me confient des missions. Il y a aussi les clients. Ce sont pour mon cas des collectivités territoriales. La fonction publique, c’est un secteur spécifique, ce ne sont pas les mêmes modes de fonctionnement que les entreprises privées. Il y a l’effet consultant. A partir du moment où on ne sait pas faire nous-mêmes et où on a besoin d’aller chercher quelqu’un pour nous aider à faire, il y a quand même un principe : ils font confiance, ils n’ont pas d’autres choix. C’est très agréable comme position, parce qu’on ne va pas être testé. On dépasse les questions de personnes, on est sur un projet, on est là pour, ensemble, animer, construire. Et on n’est pas là pour décider qui a le lead sur qui. On est là pour faire notre travail. C’est le plus important.

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